Douze pas jusqu’au fond de l’atelier et retour
Douze, douze, douze
Pas un regard, feindre l’indifférence
Ronde invocatoire ou promenade du prisonnier
Otage volontaire
Attendre l’instant privilégié, l’ouverture pour décocher le premier trait, la première cicatrice Sur la table, des couteaux brillant comme des scalpels, des tortillons de couleurs ruisselantes, des pinceaux aux poils hérissés d’impatience, des tubes qui s’alanguissent
Douze pas, douze, douze
Ses silences, ses regards perfides créent entre nous des relations ambiguës
Affres de l’incertitude, équivoque
Un couple, des rivaux
Douze, douze, douze
Mirages de couleurs, fugaces comme des éclairs, lignes serpentantes, formes sinueuses
perdues dans un gluant brouillard, empreintes secrètes, traces subtiles, empâtements
imprévus, mirages
Douze, douze
Douze pas pour construire un plan de bataille
Essayer de la séduire
Quelques caresses, de tendres effleurements, un peu de flatterie, juste assez, peut-être même quelque privauté pour la surprendre
Et guetter ses réactions, espérer sa surprise, son impatience, souhaiter son émoi, sa reconnaissance
Susciter un geste, une réponse, un abandon qui nous permette d’oublier notre rivalité, notre antagonisme
Et nous unir définitivement, profiter de sa capitulation, lui imposer ma loi, ma force, le rythme de mes pulsations, les écorchures de mes coups de patte, la douceur de mes caresses et la perversité de mes instincts, pour atteindre
Douze pas, douze, douze
Rêves, délires, phantasmes
Et puis l’éclair, le réveil, la réalité
Une toile, sottement blanche, posée sur un chevalet en forme de guillotine, et qui,
désespérément muette, attend de subir les derniers outrages
Je lui lance mon premier coup de griffe.
Pierre BINART
Décembre 1988
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Twelve steps across the studio and twelve back
Twelve, twelve, twelve
Not a look, pretending indifference
A circuit of inspiration, or the captive walk of a prisoner
Wilful hostage
Waiting for the privileged moment, the opening to make the first move, to make the first scabrous marks
On the table, pallet knives bright as scalpels, cast curled in glistening colours, brushes spiked with impatient bristles, tubes grey through yearning
Twelve steps, twelve, twelve
Her silence, her treacherous glances creating between us cryptic relationships
Anguish of uncertainty, ambiguity
two persons, rivals
Twelve, twelve, twelve
Mirages of colour, moving swift as lightning, serpentine lines, tortuous forms lost in a clinging fog, shadowy impressions, tenuous traces, unexpected fleshiness, mirages
Twelve, twelve
Twelve steps to resolve the impasse
Try to seduce her
A few caresses, gentle touches, a little flattery, just enough, perhaps even a small indiscretion itself to surprise her
And watch her reactions, hoping to see her surprise, her impatience, wishing for some emotion from her, some recognition
To arouse a movement, a response, a surrender which will allow us to forget our rivalry, our opposition
And finally uniting us, profiting from her surrender, imposing my will on her, my strength, the rhythm of my heart-beats, the skinning of my tortured hands, the sweetness of my caresses and the perversity of my instincts, to achieve...
Twelve steps, twelve, twelve
Dreams, joyful delerium, fantasies
And then the enlightenment, the awakening, the reality
A canvas, disconcertingly white, resting on an easel as if it were a guillotine and which, despairingly silent, is waiting to suffer the final outrage
1 thrust at her and make the first lacerations.
Pierre BINART
December 1988
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Doce pasos, hasta el fondo del estudio y media vuelta
Doce, doce, doce
Ni siquiera una mirada, simular la indiferencia
Rondo invocatoria, paseo del prisionero
Rehén voluntario
Esperar el momento privilegiado, la abertura para lanzar el primer trazo, la primera cicatriz
Sobre la mesa, las paletas brillan como escalpelos,
rodetes de colores chorreando, pinceles con los pelos hirsutos de impaciencia,
tubos que languidecen
Doce pasos, doce, doce
Sus silencios, sus pérfidas miradas crean entre nosotros relaciones ambigüas
Ansias de incertidumbre, equívocos
Una pareja, unos rivales
Doce, doce, doce
Espejismos de color, fugaces como relámpagos, lineas serpenteantes,
formas sinuosas en una neblina pegajosa, marcas secretas, sutiles trazos,
empastes imprevistos, espejismos
Doce, doce
Doce pasos para elaborar el plan de ataque
lntentar seducirla
Algunas caricias, delicados roces, cierto mimo, juste lo suficiente, quizás incluso un poco de familiaridad para mejor sorprenderla
Y acechar sus reacciones, esperar su sopresa, su impaciencia, anhelar su emoción, su gratitud
Suscitar un gesto, una respuesta, una debilidad que nos permita olvidar nuestra rivalidad, nuestro antagonismo Para unirnos definitivamente
Aprovechar su rendición
Para imponerle mi ley, mi fuerza, el ritmo de mi pulsa, los cardenales de mis patadas, la dulzura de mis
caricias, la perversidad de mi instinto
Para alcanzar...
Doce pasos, doce, doce
Sueños, delirios, visiones
Y después, el rayo, el despertar, la realidad
Un lienzo, estupidamente blanco, colocado sobre un caballete en forma de guillotina que, desesperadamente mudo, se resigna a recibir los ultimes ultrajes.
Yole lanzo mi primer zarpazo.
Pierre BINART
Diciembre 1988
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L'écorché vif
Il existe dans l'œuvre de l'artiste des soubresauts provoqués par de légitimes révoltes, aussi naturelles et nécessaires que les sporadiques colères dans la vie d'un homme, propres à lui assurer un équilibre. Les œuvres d' "hier" étaient pour nous une douloureuse incursion dans les ténèbres dont nous ne sortions que rarement indemnes. Aujourd'hui, le feu est intensité lumineuse, nourricier, craché par la même fougue, avec le même désir d'étrangler les lois du bon sens et de la facilité. D' "hier à demain" pourrait être une mosaïque aux carreaux indissociables et cependant destinés à rester isolés. Chacun de ceux-ci s'impose à nous comme des œuvres-clés au demeurant confidentielles, non pour comprendre l'artiste, mais afin de guigner l'intimité de sa carrière et tenter d'approcher son imprévisible sensibilité, dont on ne connait ni le vent ni les secousses qui lui ouvrirent son univers de l'enfer à la foudre.
Ce n'est ni par hasard, ni par choix d'une séduisante formule de langage si Binart a choisi d'intituler son exposition "d'hier à demain". En un titre, il nous révèle que le temps ne peut être fragmenté, ce ne sont que les humeurs de l'homme qui le divisent. L'œuvre de l'artiste est une entité à jamais inachevée, "demain" n'est pas l'illusion d'un constat ou d'un aboutissement mais encore l'amorce d'un geste neuf, d'une nouvelle confrontation entre l'ordre et le désordre. En dehors des modes, du présent. Binart reste fidèle à lui-même, sans complaisance, éblouissant, convaincu du douloureux bonheur que lui procure la mécanique de son moyen d'exister et sans jamais se satisfaire d'un murmure. Il est un des rares à hanter la chair de la peinture et c'est là sans doute une pertinente leçon de claivoyance. Chaque parcelle d'une toile est une œuvre à part entière, une expression même de sa rage de peindre et de l'audace qui résorbe tous nos préjugés sur les associations de couleurs. Empeser avec possessivité ou insolence un détail, éventrer la matière, réinventer la couleur sont ses manières de traduire ses salves d'humeurs. Binart déconcerte par tant de familiarité envers son œuvre, comme savent en user les grands artistes pour qui l'art et le plaisir de peindre est un acte de générosité envers le néant. Dans l'atelier, les murs cèdent la place à des précipices. Lui et sa peinture semblent mutuellement se juger, à deux pas de l'enfer, à la merci de la foudre.
Franck FENESTRE
Août 1994